extrait de l'essai à paraître aux éditions MUSEE L'ORGANE

obscurum per obscurius

On disperse bien les cendres, comme si ce n'était qu'une fois la mort annoncée que l'on pouvait envisager la multiplication de son corps et son absorption par le monde.

Le seul double que l'on accepte généralement est celui que nous renvoie le miroir. Et encore, imaginez qu'un éclat vienne à le reproduire et le vertige vous prend. Une seule enveloppe pour une seule définition de l'individu. Dépassez cette frontière symbolique et vous pourriez voir poindre en plein vol les abords effrayants de la pensée et de tous ses possibles…

Internet est justement un espace à part où, devenu enfin virtuel, le corps sans danger peut se diviser, se diluer et inventer l'ubiquité. Ne resterait alors que la substance, l'auteur, à savoir celui qui produit l'impulsion première.

E.T. a plongé dans l'univers virtuel comme dans une expérience en résonance avec celle qu'il menait depuis 1983. Une expérience de non-existence juridique qui l'obligeait à se définir sans fin sur la frontière du réel.

Le régime des grands incapables majeurs sous tutelle, posé comme un postulat de vie, renvoyait en effet à un effacement du registre social, une absence au monde qui électrisait l'essentiel c'est à dire la chair et l'âme.

En laissant aux magistrats le soin de prendre en charge la codification de sa présence, celle de l'individu en prise avec le droit et de l'autre et par un effet de miroir la part obscure qui bien entendu ne pouvait que leur échapper, E.T. marquait, sur ce double chemin au va et vient incessant, la frontière d'un espace qui sous le poids de la coercition trouvait sa liberté.
Car il s'agit bien d'une recherche, d'une quête, que E.T. mène sur les bords du social et du religieux, mélangeant les chemins de tous les mystères.

Les voies obscures se vivent avec lui dans la chair, il accompagne de tout son corps sa quête secrète, éprouvant les dangers à la surface de ses émotions et ramenant à la surface du juridique l'infiniment sacré.

La liberté de conduire en toute connaissance de cause sa vie. Traversant un champ de mine ou encore un saut d'obstacle, il s'engage au prix d'une énorme discipline sur un chemin où le droit se dilue par trop de présence.

C'est un parcours initiatique qui éprouve le corps dans la mesure où, le combat et l'état de résistance devenus permanents, chaque geste finit par entraîner inévitablement (comme un handicap) sa prolongation dans la sphère du juridique. C'est dans cet espace hors cadre, que E.T. va acter son expérience.

Les films, comme les référés jouent alors le rôle de témoins et, à la limite de l'impression du corps dans le réel, ils doublent par un effet boomerang l'unicité du regard. Dans la fissure, émerge alors le point de non-retour du "je".

"Je", qui au-delà de l'aspect psychiatrique éprouve l'irréductible de "l'être".

E.T. accompagne son voyage d'images symboliques, d'un côté le grand livre de la loi, de l'autre le Grand Livre qu'est la Bible. Entre, sans dieu ni maître, mais toujours à la recherche du sens, il promène sa chair, sa pensée, son rapport à la société. Chaque fois, il s'éprouve, le terme se pétrit de souffrance, dans l'abandon.

Quitter l'enveloppe, se dissoudre devient une manière comme une autre de retrouver l'essence. C'est dans la multiplicité des images, l'accumulation sur la durée d'actes, qu'il déconstruit et se construit.
Car sa démarche relève de l'utopie. En questionnant en effet la position de l'individu face à la loi, face à l'information, face aux groupes économiques, politiques, sociaux ou religieux, il dévoile des possibles et des réseaux capables de lui donner une liberté véritable à imaginer le monde.

En 1980, E.T. devient majeur. L'âge, dit-on heureux, où les gens le plus souvent se précipitent dans le bel ordre du social. Difficile pourtant à cette époque-là d'essayer en toute innocence les chemins de traverses. Cette fin de siècle soigne sa propre fin, elle rêve d'en terminer avec les utopies et signe la mort des avant-gardes.

Trouver quelques raisons d'espérer relève dès lors de l'impossible combat.
E.T. décide alors de prendre la clef des champs. Cependant, en choisissant de devenir un cobaye juridique, animal de laboratoire bon à être disséqué, il ne se soustrait en aucune façon au droit.

Au contraire, il se met en permanence sous le regard de celui-ci. La liberté qu'il se donne, ne reste que celle de mesurer l'infime fraction où elle peut encore opérer en son sein.

Accompagné d'un œil de Caïn qui en permanence scruterait dans les ténèbres de la tombe, il avance donc en renvoyant une image dont la force se fera dans la faute, donc dans l'humanité.

C'est sous surveillance qu'il questionne le système, produisant sans cesse des actes qui se heurtent de plein fouet au dispositif légal. Il peut alors nous raconter cette histoire absurde qui à chaque faille renvoie à la fragilité du questionnement initial.

Cette image tutélaire ne peut que s'inscrire dans la tragédie. S'imaginer comme terrain d'expérience implique en effet une part énorme d'honnêteté et c'est tout en violence que s'écrira donc ce chapitre initiatique.

Si on ne frôlait ici les limites du droit, de la bienséance, il ne resterait peut-être qu'un vide épouvantable. Or, E.T. vit sa dissolution dans l'espace social avec l'énergie et la conscience d'un porteur de croix.

Seule la souffrance est selon lui capable de sublimer ses actes, elle court donc de droite à gauche, du pied de son lit à l'entrée de son domaine.

C'est elle qui insuffle une forme du sacré à son voyage, qui donne un prix à sa Rédemption. La dispersion qui trouve son sens au creux du juridique est celle du partage du corps. La dimension de ce parcours est forcément chrétienne. La souffrance, le péché, la morale, tous les ingrédients d'une grand-messe se trouvent éparpillés le long d'un chemin qui se réfère sans fin aux stations de la Croix entre damnation et extase.

Tous les jours, E.T. se met en situation non seulement de rendre des comptes mais aussi de prouver que vivre peut se conjuguer hors des normes codifiées et à l'intérieur du champ spirituel.

Sous l'œil omniprésent de la justice, il s'égare et se disperse en une stratégie de survie. Géographiquement, il s'évade et il ne s'agit pas là de sa personne physique mais bien de son double moralement responsable tel que le décrivent les lois, d'univers juridiques en univers juridiques.

Il fonctionne dès ce moment-là profondément comme une construction Internet; en réseau l'idée du "je" ne se définissant plus que dans le miroir du processus.

Or, de pays en pays la loi change et se modèle selon des schémas établis à force d'histoire, de culture et de politique. Traverser le monde en choisissant des définitions aussi diverses ne pouvait que l'amener à se définir sur des critères plus essentiels.

Comme il le souligne du reste, Internet reste pour lui une métaphore du divin, une agora des éthers.

Plus le cadre qu'il s'impose est rigide, plus les règles y sont rigoureuses et plus il peut espérer s'en échapper. Ce qui s'échappe vraiment de cette non-vie, c'est son âme.

Pour le corps, il reste encore à le porter aux limites de ce qui le discerne. Mais il procède somme toute de la même manière qu'avec son corps légal, il frôle la dissolution complète pour ne devenir qu'un rite de passage. Il aurait pu jouer intimité solitaire et secret d'alcôve, mais il préfère encore une mise à nu plus radicale et participe à des réseaux qui donnent à leur clandestinité des goûts de "terra incognita".

Echange, partage des corps et des sexes, il se situe d'emblée sur des chemins d'initiés.
Ce sont les codes régis en ce domaine qui donnent sens à l'acte. Et dans la fluidité perdue, il retrouve la notion de dilution qui construit sa vie. Son corps légal autopsié, évacué, son corps sexué perdu dans la multiplication ne restait que l'ombre de Dieu pour répondre à quelques questions de fond et dévoiler la vérité.

Là encore, il systématise sa recherche et se tourne vers chaque groupe religieux, ethnique ou social, il entre et pénètre partout, du bord du fleuve à l'autre rive, il passe de la lumière à l'obscurité. Le tissu spirituel et social qu'il visite est aussi bien de l'ordre de celui qui se dérobe que de celui qui se vit dans les processions en plein jour.

A chacun, il pose un problème fondamental : comment une personne jugée irresponsable peut-elle participer à la communion des esprits ?

Justement si esprit et corps pur il y a, ce serait bien le sien, traversé de toute part par le grand vide juridique. Un trou noir où s'engouffrerait, amalgamé, tout le Mal et le Bien et dont la souffrance sécrétée induirait sa réalité. "Je pense donc je suis", "je souffre donc j'existe" distille-t-il.

Le chaos c'est bien connu est le début de toute chose et, aux limites du désordre, E.T. est persuadé de pointer les stigmates de l'esprit. La crucifixion est donc symboliquement une icône qui lui convient. Le corps de pardon sacrifié, offert à travers la douleur, résonne sur un parcours qui ne se justifie que dans l'effacement.

E.T. travaille toujours sur l'idée du plein et du vide, il comble, accumule, multiplie les images. Dispersé, il ne peut que laisser la place à cet indéfinissable chose qu'est l'âme.

Avec Internet, il trouve en somme le juste fonctionnement en écho à sa vie. Le lieu géographique y explose, le juridique s'y perd, l'ubiquité est de mise et le réseau propose une nouvelle organisation de l'espace social.

Une nouvelle utopie qui permettrait enfin de croire que le monde peut encore si ce n'est changer au moins se rêver.
Il fait partie des initiés et, à ce jeu-là, il comprend plus vite que d'autres toute l'importance de ce nouvel espace.

En 1999 en cette fin de siècle, il peut quitter sa tutelle et son non-statut pour en revenir au contrat social au moment même où celui-ci se délite.

Internet redéfinit l'individu et le rôle de l'auteur dans la masse des informations en perpétuel mouvement. E.T. est spécialiste des droits d'auteurs, ce n'est pas pour rien. Dans un univers virtuel, c'est encore le "je" qui résiste le mieux.

 


ad augusta per angusta